MOTEMS - Quel(s) impact(s) pour le citoyen?
2/12/2022Introduction
Dans le cadre de la lutte contre la fraude fiscale, la loi du 17 mars 2022 permet désormais la constitution d’équipes mixtes d’enquête multidisciplinaire (MOTEMS).
L’Etat souhaite créer une coopération renforcée entre le ministère public, la police judiciaire fédérale et l’Administration fiscale, par une collaboration en équipes. Une telle coopération existait déjà en matière de fraude sociale. Elle s’étend désormais à la fraude fiscale, tant à l’impôt sur les revenus qu’en matière de taxe sur la valeur ajoutée.
Selon les souhaits du Législateur, 25 fonctionnaires de l’Administration fiscale seront désormais vêtus de la qualité d’officier de police judiciaire, auxiliaire du Procureur du Roi. Après avis du Collège des procureurs généraux, le Roi pourra décider d’augmenter ce nombre.
1. Etendue des pouvoirs d’investigation
Mais que peuvent-ils faire concrètement ?
Le principe européen « non bis in idem » vise en substance à ce qu’une personne ne soit sanctionnée qu’une seule fois pour des mêmes faits.
Dans l’esprit de ce principe, le législateur belge a décidé que les poursuites fiscales à l’encontre du contribuable suivrait donc une seule voie dès le départ : soit la voie pénale est choisie/privilégiée dans laquelle le Procureur du Roi mène l’enquête et engage les poursuites, et dans laquelle le juge pénal tranche l’infraction et les contentieux fiscaux, ou alors c’est la voie administrative qui est préférée, par laquelle l’administration fiscale mène l’enquête et dans laquelle les sanctions administratives sont appréciées par la chambre fiscale du tribunal civil.
En l’espèce, ce choix dépendra de la nature des infractions en cause et fera l’objet d’une concertation entre le Parquet et l’Administration fiscale.
Lorsque la voie pénale est choisie, la décision de confier l’enquête à une équipe « MOTEM » revient au Ministère Public/Procureur du Roi. La composition du MOTEM peut être discutée par voie de concertation.
Cela permettra aux fonctionnaires fiscaux, selon l’analyse des travaux parlementaires, d’apporter une assistance efficace, sous la direction et la supervision opérationnelle du procureur du Roi, aux services de police et, le cas échéant, aux juges d’instruction, par exemple en participant activement aux perquisitions et à l’analyse des données saisies, et en participant aux interrogatoires.
Les actes accomplis par les fonctionnaires fiscaux devront toujours être effectué à la demande d’un magistrat et devront être notifiés à l’administration par écrit, via une apostille.
En cas de perquisition, un mandat de perquisition délivré par le juge d’instruction devra être présenté et les fonctionnaires fiscaux devront se présenter au moyen de leur carte de commission.
2. Quels sont les prérogatives de ces fonctionnaires fiscaux ?
Les prérogatives dont disposent ces fonctionnaires ne peuvent être exercées qu’en vue de la recherche et de la constatation des infractions visées par le CIR/92 ou des arrêtés pris pour son exécution ou par l’article 505 du Code pénal. Les éléments de preuve qu’ils recueillent peuvent notamment être utilisés pour établir l’existence et le montant de la dette d’impôt.
En principe, le CIR/92 prévoit que les fonctionnaires de l’Administration fiscale ne peuvent être entendus que « comme témoins ».
Ces fonctionnaires ne peuvent donc servir d’expert, ni participer à des perquisitions ou à des interrogatoires de personnes poursuivies par le ministère public pour fraude fiscale.
Cette disposition a été prévue il y a plus de trente ans pour mettre fin à certains abus manifestes à l’époque : historiquement, jusque dans les années 80’, le fisc collaborait avec le parquet, ce qui provoquait certains abus. Afin d’y mettre un terme, la Charte du contribuable a été introduite par une loi du 4 août 1986 garantissant, entre autres, que les fonctionnaires du fisc ne puissent plus participer à des enquêtes pénales, sauf en tant que témoins, sous peine de nullité de l’acte. L’assistance active d’un fonctionnaire du fisc, lors d’une perquisition pénale, fut ainsi par exemple interdite.
Ce principe n’était déjà plus applicable pour tout une série de fonctionnaires notamment détachés auprès du parquet.
Cela n’est aujourd’hui plus le cas de ces 25 fonctionnaires impliqués dans les équipes MOTEMS.
3. Coopération améliorée ou altération de la frontière entre le pouvoir exécutif et judiciaire ?
La différence toutefois entre ces deux catégories d’enquêteurs reste importante : les « fonctionnaires détachés » ne sont plus soumis – durant la durée de leur mission – à l’autorité de leur Administration, alors que les « fonctionnaires MOTEMS » demeurent soumis à cette autorité, ce qui pose question d’un point de vue de la séparation des pouvoirs.
En effet, la législation permet désormais au pouvoir judiciaire, agissant dans le cadre d’une enquête pénale, de faire appel à des fonctionnaires fiscaux, qui sont soumis à l’autorité hiérarchique du Ministre des Finances, qui fait partie du pouvoir exécutif.
Cela peut s’avérer inquiétant d’autant que l’Administration fiscale a pris pour habitudes, depuis plusieurs années, de se constituer partie civile devant les juridictions pénales, ou au stade de l’instruction : elle est ainsi partie au procès et réclame alors une indemnisation pour le préjudice résultant de la fraude fiscale.
Une telle procédure ne risquerait-il pas d’être orientée par l’enquête entreprise par un MOTEM au sein de laquelle se retrouve certains fonctionnaires de l’Administration non plus « détachés », mais bien soumis à leur autorité hiérarchique ?
L’Administration devra en principe se cantonner à son rôle d’assistance du Ministère Public. Un risque existe toutefois, qu’en pratique, certains fonctionnaires tentent de devenir le donneur d’ordre officieux de ces enquêtes pénales, sous couvert d’une expérience ou d’une compétence fiscale que le Ministère Public n’aurait pas en théorie. Il faudra, à cet égard, rester attentif à cette possible dérive.
Cette situation nous parait donc particulièrement contestable, au moins symboliquement à ce stade.
Le Conseil d’Etat ne semble pas avoir explicitement relevé cette problématique.
4. Devoir de collaboration en matière fiscale vs droit de garder le silence en matière pénale
Le Conseil d’Etat pointe toutefois d’autres difficultés, telles que l’absence de justification adéquate sur la mention de l’article 505 du Code pénal (qui s’étend au-delà des infractions fiscales), et la potentielle violation de la présomption d’innocence et du droit de garder le silence.
Sur ce dernier point, le Conseil d’Etat souligne que :
« En matière fiscale, le contribuable a l’obligation de collaborer avec l’administration fiscale (…) tandis qu’en matière pénale, un suspect a le droit de garder le silence.
[les modifications législatives] visent à concilier ces deux principes en prévoyant que les fonctionnaires revêtus de la qualité d’officier de police judiciaire ne peuvent pas prêter leur concours à une équipe mixte d’enquête pluridisciplinaire « dans la mesure où ils sont impliqués dans une enquête administrative en cours à laquelle se rapporte l’enquête [pénale] ».
La question se pose toutefois de savoir pourquoi si l’avant-projet fait uniquement mention d’ « une enquête administrative en cours », et si le droit de garder le silence et la présomption d’innocence ne risquent pas également d’être compromis si un fonctionnaire impliqué précédemment dans une enquête administrative portant sur les mêmes faits participe aussi à l’enquête pénale. (…) On n’aperçoit pas pourquoi (…) il n’est pas fait mention de manière générale d’enquêtes administratives ».
On rappellera tout de même que, grâce notamment à l’influence de la jurisprudence européenne, le droit de garder le silence est également applicable, dans une certaine mesure, à la procédure fiscale classique.
Les travaux parlementaires y répondent en expliquant que la structure actuelle de la législation dite « una via » permet d’éviter une telle situation : dès que des indices de fraude fiscale grave sont découverts, en principe au stade de l’enquête préliminaire, soit le dossier est traité au niveau administratif, soit il est traité au niveau pénal.
S’il est traité au niveau pénal, le droit de garder le silence prévaut.
Le législateur termine alors en expliquant que
« la situation évoquée dans laquelle on est un jour confronté à un fonctionnaire fiscal pour lequel le devoir de collaborer s’applique, et le lendemain à un fonctionnaire agissant en qualité d’officier de police judiciaire, pour lequel s’applique le droit de garder le silence, ne se produira pas. En effet, l’application du principe “una via” signifie qu’il n’est pas possible de passer d’une enquête administrative à une enquête judiciaire (…).
Il est difficile de concevoir une situation dans laquelle l’enquête administrative concernant les mêmes faits est clôturée alors que l’enquête pénale concernant ces mêmes faits est en cours (…).
Comme c’est le cas pour les services d’inspection sociale, un accord-cadre sur la coopération dans le cadre du MOTEMS sera conclu. Cet accord stipule explicitement qu’avant d’approuver le plan d’enquête, il faut toujours vérifier soigneusement si le fonctionnaire a été impliqué d’une manière ou d’une autre dans une enquête sur les mêmes faits ».
La pratique nous dira qui du Conseil d’Etat ou du législateur aura vu juste.
Si cet outil supplémentaire constitue une avancée dans la lutte contre la fraude fiscale et le blanchiment d’argent, il risque également d’accroitre la défiance des citoyens face à une Administration peu soucieuse parfois des règles de procédure ou des droits de la défense.
Outre l’altération – au moins symbolique à ce stade – de la séparation des pouvoirs, et les inquiétudes du Conseil d’état concernant le droit de garder le silence, il faudra donc rester attentif à ce que l’Administration fiscale respecte strictement son rôle d’assistance du Ministère Public et ne devienne pas le donneur d’ordre officieux de ces enquêtes pénales, sous couvert d’une expérience ou d’une compétence fiscale que le Ministère Public n’aurait pas en théorie.
Espérons donc que la pratique puisse se dérouler dans des conditions sereines et respectueuses des justiciables.
Aurélien Pirmez et Emmanuel Dehan.